Alain Bresson : l’envol du céramiste

 

Carte blanche à neuf artistes pour un bestiaire imaginaire qui se perd dans le paysage contrasté du Champenois.

Marine Jumel, L'Humanité, 18 juin 2003

La représentation animale dans l’art ressemble, elle aussi, à un jeu de l’illusion et de l’allusion. Les animaux tels qu’ils prennent vie ou meurent dans le geste de l’artiste restent pétris d’une métaphore humaine. C’est cette vision de l’homme-animal qui traverse toute l’exposition " Champs libres - Zoo exquis " organisée par l’Office régional culturel de Champagne-Ardenne. Pour sa huitième édition, la manifestation convie neuf artistes à livrer leur bestiaire imaginaire dans les lieux singuliers de la région.

Ce voyage hors des sentiers battus expose un paysage champenois et ardennais contrasté, qu’on aurait tort de résumer à sa platitude, où la mosaïque végétale se pare de roses et de villages de pierres.

Le Centre d’art de Marnay-sur-Seine, résidence d’artistes et centre d’expositions accroché à la rive du fleuve, nous ouvre son jardin, sa terrasse, sa bibliothèque, ses portes. C’est dans le prieuré du XVIIe siècle et dans la grange que les ouvres de Paul Rebeyrolle ont pris position, tant elles imposent par leur taille et leur foisonnement composite.

L’artiste protéiforme réunit en un seul support sa vocation plurielle d’artisan, ébéniste, graveur et sculpteur. Homme de la nature et force de la nature, toute son ouvre reste empreinte de brutalité, du plaisir charnel de la pratique artistique et de passion dévorante pour la nature même la plus primitive.

Évasion d’un chien-loup jailli du relief de la terre, Grand sanglier aux yeux jaunes scrutateurs, Oiseau de malheur en forme d’étoile et tête de mouton ensanglantée personnifient une nature sauvage exempte de toute domestication. Matériaux naturels, bois, herbes, boue, crin, peau, poil, plumes épaississent physiquement les toiles. Comme pour réaffirmer une présence animale ravivée par sa propre férocité ou sa chair en souffrance.

Les " Animaux sociaux " de Rebeyrolle pris au piège semblent tour à tour surgir du cadre pour interpeller le spectateur. Rebeyrolle s’indigne, se fâche, dénonce. Selon Sartre, il se met " tout entier dans ses toiles ". L’enragé, le prisonnier, l’insoumis, ce serait donc lui. Lui et les hommes. En fait toute l’humanité aliénée à l’idéologie de la classe dominante. " Le pouvoir se charge de vous ", proclame d’ailleurs une des lithographies. Un crâne de mouton taché de sang et de chair, aux yeux exorbités et à la cervelle à vif, menace fatalement notre condition humaine.

Remontant le courant de la Seine, jalonnée de centaines d’hectares de vignobles d’appellation champagne, la route qui mène aux Riceys nous conduit à la découverte des ouvres de trois artistes plasticiens. Sylvia Lacaisse, avec ses Piranhas naturalisés en forme de synecdoque, sculpte une pointe menaçante, un ban de carnassiers hostiles. Inspirée par la Guyane et sa faune aquatique, l’artiste convoque carapaces de tortues, écorces, crocs de poissons pour signifier autant de moyens de défense du règne animal. L’organisation en puzzle réinterprète les mythes amazoniens et construit un vocabulaire spécifique où les crânes et têtes de coqs, macaques et iguanes tissent des drapeaux et agrémentent des cercueils.

Les créations composites de Patrick Alexandre participent de cette même fascination pour l’animal exotique et sa nature anthropophage. Ses caïmans pareils à des masques africains, son duel improbable entre reptile des marais et mammifère des forêts révèlent la bestialité sublimée. L’artiste renvoie aussi l’homme à sa condition et son histoire au travers de Cochons casqués, assemblage de terre cuite et d’un casque de soldat de la Première Guerre mondiale. Ou encore de ces vaches décharnées, aux organes et squelette apparents qui dévoilent les abominations de l’époque : maladies, charniers, carnages...

À ses côtés et à son instar, Erik Dietman utilise des " lambeaux, restes, diverticules et appendices " pour construire des pièces pluri-matières naviguant entre le sublime et l’horreur. Ainsi ses singes Kosovo et autres Chiens morts associent désacralisation et humour à gravité de ton. Cela est plus que probant avec le bronze monumental Orsini. En forme d’anamorphose, sur une face, un ours bonhomme aux formes rondes et douces répond en écho aux trois crânes humains inquisiteurs sur l’autre.

La caravane de ce Zoo exquis nous conduit ensuite à Auménancourt, dans l’église de Pontgivart, à la rencontre de John Martini, sculpteur américain magicien qui découpe au chalumeau des pièces de métal, à la manière des Haïtiens, et les animalise. Plus loin, liberté et fantaisie incarnent l’arche fantastique de Niki de Saint Phalle. Ses sculptures en résine et peinture brillante imaginent une variété animale arc-en-ciel aux motifs géométriques et caméléon qui lui font échapper à sa souffrance intime. Peuple d’un univers kaléidoscopique et réjouissant, serpent, chat, Bête gentille, Vase chien, Hippolampe, grenouille, lion et chameau explorent toutes les techniques de figuration des formes et des couleurs à la manière du pop art. Entre imaginaire légendaire et bestiaire fantastique, Niki papillonne avec charme et générosité.

Dans le parc romantique du château de Joinville ont pris place, quasi éclos, les fleurs-oiseaux-poissons d’Alain Bresson. Son Séchoir à poissons aligne des poissons multicolores suspendus par les nageoires, en une guirlande bleu, jaune, vert, rouge fantasmagorique. On retrouve ces mêmes poissons terrestres réunis en un essaim rouge et fourmillant avec le Chaînon manquant. Ces poissons-insectes juchés sur pattes évoquent les mythes universels de la création du monde et de l’évolution des espèces.

Les murs du château abritent, quant à eux, les peintures de Gilles Aillaud, acteur de la figuration narrative. Ses grands formats à échelle humaine composent des scènes réalistes pourtant altérées par leur portée symbolique. Hippopotames indolents, Rhinocéros statufiés, Singerie, lionnes an cage, otaries ou dindons passifs dénoncent, à contrario de la paresse animale, l’aspiration au progrès et le besoin de conquête et de pouvoir de l’homme. Naïveté, limpidité, simplicité restituent le naturel des choses, et le zoo prend alors des allures natives. Le travail d’Aillaud s’articule autour de la thématique de l’eau : lamantins, crocodiles et serpents confirment cette propension pour l’aquarium.

Enfin, une pause promesse de trésors au château fort de Sedan, où sont réunies les peintures d’Olivier O. Olivier. Fabuliste, l’artiste met en scène un cirque délirant, une corrida figée dans la glace, des hommes-chevaux conduits à l’Abattoir. Univers inquiétant, tour à tour effroyable et magique, cette parodie de la vie en dévoile le caractère absurde. Mais l’animal ne révèle-t-il pas à l’homme sa condition précaire ?

" Champs libres, Zoo exquis ", exposition jusqu’au 14 juillet.

counter hit xanga